Nous nous retrouvons là, réunis, assis en méditation avec nos grands châles blancs, à pratiquer des techniques millénaires qui ont fait leurs preuves en termes d’apaisement du mental humain et ont ouvert les voies royales de la transcendance spirituelle.
Ces techniques précieuses et sacrées ont résisté aux changements sociaux, au développement des connaissances et de la science, à l’élargissement de notre compréhension de l’univers et de nous-mêmes. Toutes ces avancées n’ont jamais remis en question la sagesse dont ces connaissances sacrées sont les détentrices.
Les mécanismes mentaux et psychologiques chez l’humain, bien que différents face à la mort selon les époques, de par une plus grande sécurité matérielle et une espérance de vie optimisée des dernières décennies, ont toujours dû faire face à la détresse existentielle de ce dernier.
Cette science sacrée yoguique fait partie de cette précieuse connaissance qui donne des clés métaphysiques à cette impasse.
Pourtant, pratiquants du XXI e siècle, nous n’avons jamais été autant confrontés qu’à ce jour, à un monde en bouleversement rapide et total.
Cela serait-il susceptible de remettre en question cette sagesse humaine millénaire ?
Pouvons-nous réellement mesurer aujourd’hui les conséquences à moyen et long terme des innovations technologiques et les effets positifs comme négatifs de l’avènement de l’IA sur notre futur mode de fonctionnement humain ?
Cela pourrait-il remettre en question le propos de la spiritualité ?
D’emblée non, si nous nous situons dans la conception de la relation métaphysique « individualité-absolu » où l’objet de notre carnation temporaire du cycle présent n’est qu’une manifestation d’un principe immuable en nous. Cette approche étant le principe fondamental sur lequel s’appuient toutes les démarches spirituelles diverses.
Mais le commun des mortels remet toujours au second plan le problème fondamental et prioritaire du "pourquoi de son existence ?" et du "pourquoi de sa mort ?".
La vie semble l’affairer à autre chose de plus léger, le détournant de cette préoccupation. C’est comme si elle voulait lui occulter sa fin inéluctable.
Cette apparente supercherie détient en elle deux aspects importants ; la nécessité de vivre intensément ce que la vie lui propose et d’y trouver en elle, le sens de sa propre fin.
Ce que la vie d’aujourd’hui nous propose avec ces nombreuses innovations technologiques semble si éloigné des préoccupations métaphysiques que cela semble nous entrainer sans cesse dans la distraction, le défi et la compétition.
Nous pourrions avoir, avec l’avènement d’intelligences nouvelles, des approches différentes du sens de la vie et changer la nature de la quête spirituelle si nous perdions de vue l’identification à cet absolu au profit d’une race transhumaniste repoussant les limites de la mort ou bien de machines supérieures dignes, pour certains, des autels les plus fous.
De tous temps, les hommes ont été en quête de territoire, de l’acquisition des ressources
d’abord vitales puis énergétiques à partir de l’époque industrielle. Les enjeux politiques et énergétiques furent colossaux, au XIXe s pour le charbon et au XXe s pour le pétrole. Les réelles préoccupations d’aujourd’hui sont dues à l’épuisement des énergies fossiles et le retard des énergies renouvelables pour faire face à la demande d’un plus grand nombre d’humains à court terme.
Ce qui se cache derrière les nouveaux enjeux apparemment énergétiques, relève en fait d’un autre combat. Il nous faut aujourd’hui de la matière grise pour réfléchir à ces futures énergies renouvelables.
L’évolution extrêmement rapide des technologies, la surabondance des informations entrainent la société humaine dans une course à la nouveauté. Plus les hommes sauront discerner, synthétiser et organiser ces informations, plus ils devront faire preuve d’intelligence et gagneront en valeur pour la société.
Ils n’échapperont pas toutefois au « phagocytage » du système qu’ils nourrissent eux-mêmes.
Le plus bel exemple sont les nombreux informaticiens qui ont donné durant des décennies leurs capacités intellectuelles d’analyse et d’inventivité pour se noyer eux-mêmes au service d’entreprises aux buts et tâches diverses. Tous n’ont pas inventé la roue malgré leur intelligence et ont perdu beaucoup de temps devant des écrans lumineux et gagné les pathologies qui vont avec. Hommes précieux au début de l’informatique, nombreux sont ceux devenus « ouvriers sur ordinateurs ». Ils ont malgré tout participé à cette révolution informatique, chacun apportant sa pierre à l’édifice sans en connaître les aboutissants à long terme.
La surenchère de l’intelligence humaine est à l’œuvre et sa créativité nourrit de plus en plus des innovations qui risquent bien de devenir très sophistiquées. C’est donc l’intelligence qui va devenir la matière première du monde de demain et va devenir autant incontournable et nécessaire que les mécanismes sociaux dépendront d’elle.
Nous parlons bien sûr là d‘un type d’intelligence caractérisant une personne avec ses aptitudes intellectuelles, en tant qu’être pensant. Pour une majorité de personnes, l’intelligence supérieure est caractérisée par plusieurs aptitudes, surtout cognitives, qui permettent à l’individu humain d’apprendre, de former des concepts, de comprendre, d’appliquer la logique et la raison.
Cela concerne le plus souvent les activités réalisées par le cerveau gauche.
Mais la créativité et l’intuition, relevant plutôt du cerveau droit, interviennent aussi dans l’intelligence supérieure permettant les plus folles innovations.
En cela, les pratiques millénaires yoguiques, méditatives sont un plus pour les « intelligents » cartésiens du XXI e siècle.
Le terme intelligent incorpore heureusement bien d’autres aptitudes. L’étymologie du mot « intelligence » vient du latin intelligentia, (faculté de percevoir, compréhension ), dérivé de intellĕgĕre ( discerner, saisir, comprendre ). Intelligent serait celui qui saurait faire des liens avec ce qu’il saisit.
L’activité intellectuelle moyenne chez un individu se manifeste en ondes cérébrales par les ondes Bêta entre 13 et 30 hertz avec de 13 à 18 Hz, des ondes correspondant à un état de vigilance, de 18 à 22 Hz, à un état de fatigue et de stress et de de 22 à 30 Hz, à un état d’énervement et de saturation. Toutes les 1h30, le corps et le cerveau doivent décompresser, nous dit le neuro-scientifique, O. Madelrieux.
Le cerveau se met alors de façon plus ou moins courte, en état de repos (ondes Alpha de 8 à 12 Hz) pour récupérer. Il rêve deux minutes, se met dans la lune, saute à autre chose pour s’échapper ou ne sait plus ce qu’il est en train de faire.
Les basculements en ondes Alpha, puis Thêta permettent de développer l’intuition, la créativité, d’accéder à des plans profonds de perception et de conscience. Ils ne peuvent se faire que si le cerveau fait des "breaks", voire s’amuse ou se met volontairement dans des états modifiés telles les pratiques de relaxation, d’hypnose ou méditatives.
Rien d’étonnant que de nombreuses startup d’aujourd’hui créent des espaces ludiques au travail pour obtenir des résultats plus performants chez « ceux qui pensent ».
Dans les usines, c’est le corps et le cœur dont il faudrait prendre soin et probablement pas de façon ludique mais plutôt relaxante.
Qui dit ondes Bêta dit cerveau gauche.
Qui dit ondes Alpha (entre 8 et 12 Hz), voire Thêta (entre 4 et 7 Hz) et Delta ( entre 0,5 et 3,5 Hz), dit cerveau droit où sont appréhendés des zones de plus en plus profondes, relaxantes, voire régénérantes où les facultés spirituelles de connaissance intuitive, d’accès au subconscient, voire de développement de la supra-conscience sont approchées.
Les techniques méditatives sont parmi les plus anciennes pour réaliser ce basculement.
En ce qui concerne une haute activité mentale, la résolution de problèmes complexes, l’optimisation du traitement des informations, l’amélioration des coordinations cérébrales, le développement des aptitudes à la décision et le passage à l’action, le cerveau basculera dans les ondes Gamma entre 40 et 100 Hz.
Là encore, certaines techniques puissantes d’activation énergétique, (kriyā yogaक्रिया, Kuṇḍalinī कुण्डलिनी yoga), prāṇāyāma प्राणायाम (respirations), visualisation, postures d’inversion, sons, etc. permettront d’activer ces basculements du Bêta en Gamma.
Est-ce à dire qu‘à l’avenir, nous aurions davantage besoin, pour les impératifs cognitifs et technologiques, de personnes fonctionnant en Gamma plutôt qu’en Bêta ?
Oui, si nous voulons des intelligences supérieures créatives et innovantes.
Mais il sera nécessaire d’élargir le spectre de l’activité cérébrale pour ces derniers par l’activation des états de relaxation et de décompression, voire d’accès au subconscient ou au monde intérieur pour assurer une suractivité cérébrale.
Nous voyons, là encore, dans cette surenchère, la nécessité du maintien des techniques yoguiques, telles des soupapes de sécurité aux burnout ou dépressions.
Ce sera hélas, sans compter avec les nombreuses personnes qui se sentiront lésées dans cette course à l’intelligence de par leur limitation intellectuelle.
Revenons à l’intelligence comme nouvelle valeur sociale.
Dans cette course effrénée de la surenchère des performances intellectuelles d’aujourd’hui, les considérant comme prochaines ressources économiques mondiales, de nombreux pays tentent d’attirer les meilleurs étudiants étrangers. L’objectif de cette ruée vers l’intelligence se fait par la compétition féroce entre les écoles américaines et chinoises.
Dans ce qui se passe ensuite au niveau du recrutement des ingénieurs et chercheurs, là encore, ces deux grands pays s’affrontent à coup de salaires alléchants et des cadres de vie privilégiés pour les heureux élus.
Dans ce monde compétitif, les gentils yogis appartiendraient-ils à un autre âge ou bien la science millénaire du sacré doit-elle y trouver son rôle ?
Certains états ont inséré le yoga au sein de l’école du primaire, voire un peu du secondaire.
A quand dans les grandes écoles ?
Considérer le monde numérique à distance de nous - nous pratiquants de yoga- ou ne l’utiliser qu’avec parcimonie est une erreur d’appréciation sur son omniprésence et les besoins serviles ou utiles qu’il a déjà créés en nous. Le processus étant en mode accéléré, nous allons être de plus en plus confrontés aux implants électroniques, aux puces dans le cerveau, aux ordinateurs aussi minces qu’une feuille, aux lunettes connectées, aux robots plus beaux, plus forts, plus intelligents que nous.
C’est déjà là en partie !
Si l’ergonomie de ces technologies sera développée pour leur commercialisation pour un plus grand nombre, ces dernières seront cependant de plus en plus sophistiquées et l’utilisateur lambda se devra de devenir plus intelligent qu’il ne l’est aujourd’hui, sans quoi il restera assisté et sur la touche.
Nous le voyons déjà avec nos anciens qui n’ont pas fait la révolution informatique.
Nous pourrions les rejoindre si nous ne restons pas vigilants et si nous ne nous ouvrons pas à ce qui vient.
Le libre-arbitre de chacun est bien mince au vu de nos fonctionnements sociaux actuels.
A nous de voir comment se positionner pour le futur.
De celui qui ne touchera jamais un ordinateur, laissant les autres gérer ses comptes bancaires et impôts, pour ne se consacrer qu’à ses fleurs et son chat, à celui qui s’éveille avec les cotes en bourses du bit coin et ses lunettes connectées, nous aurons une disparité d’êtres humains qui risquent fort de ne plus se comprendre.
Le problème n’est peut-être pas de lutter pour faire cohabiter deux aspects de nos compétences qui semblent opposés en nous mais d’inclure un nouvel aspect sans entamer le plus authentique.
Il nous faut donc nous ouvrir et nous perfectionner aux deux, sans penser qu’il faille deux vies pour le faire, bien que le nouveau puisse être chronophage sous ses aspects de simplification de l’existence.
Prendre un pagne, un seul habit et ne manger que des racines était déjà une simplification extrême pour le yogi. Cela le positionnait hors société.
Aujourd’hui, la société humaine, dans son besoin de simplifier des tâches ardues quotidiennes par le biais des technologies diverses et robotiques a besoin finalement pour cela de générer une grande complexité de savoirs faire et d’énergie.
Le monde actuel devenu trop complexe est en boucle sur ses besoins.
Le concept de dénuement et de simplicité est plus difficile à atteindre pour les contemporains nantis.
D’un point de vue spirituel, il est aisé alors de penser que les hommes se soient trompés d’objectif. D’où l’existence en son sein de divers courants comportementaux tels les minimalistes par exemple. D’où la nécessité de revenir à un recentrage permanent que la pratique spirituelle permet.
Mais il nous faut manger et gagner notre vie !
Dans ce monde actuel, le lien entre QI et revenus s’avère vérifié plus que jamais.
Je ne parle pas là, des surprenants revenus d’adolescents jouant professionnellement aux jeux vidéos ou des influenceurs qui génèrent des dollars à brasser de la connaissance douteuse sur le net.
« La valeur monnayable d’un individu dans cette société de pointe technologique et économique va reposer de plus en plus sur la capacité à créer des I .A qui seront utiles à des milliards de gens », nous dit Dr Laurent Alexandre, scientifique et fondateur de Doctissimo.
Sachant malgré tout que le QI est relatif et n’a pas pour but de mesurer l’intelligence dans l’absolu, mais de constituer une mesure relative des différentes capacités des individus au sein d’une population, on a pu constater cependant qu’au XXe s, il s’est élevé dans nos sociétés. L’environnement intellectuel étant plus stimulant au sein de nos sociétés actuelles, il s’est donc plus développé. Il a gagné de 3 à 7 points en occident ces dernières décennies.
Nous allons donc avoir des nouvelles générations très performantes au vu de notre système éducatif d’aujourd’hui. Certains d’entre-vous le constatent avec leurs propres enfants.
Jusque-là, tout pouvait rester encore sous contrôle et nous faisions avec, en ce qui concerne les conflits ou incompréhensions intergénérationnels.
La seule intelligence sur laquelle nous pouvions fonctionner était celle du cerveau humain et son système neuronal.
L’avènement de l’IA et du ChatGPT va bouleverser la donne. Notre cerveau, qui nous a menés jusqu’ici à survivre et à traverser des environnements dangereux au fil de notre évolution, risque bien de se voir mis en cruelle compétition avec ce qu’il a lui-même créé !
Quelle surprenante leçon millénaire nous revient là !
L’homme dit « conscient et intelligent » joue avec le feu, et après avoir joué avec le nucléaire, il risque fort de dynamiter lui-même son propre cerveau. Non que ses inventions d’aujourd’hui ne soient pas admirables et fantastiques, mais ne jouerait-il sans le savoir, à défier les dieux, comme Prométhée le fit avec le feu ?
L’homme d’aujourd’hui est-il plus malin ? S’étant affranchi des dieux et des croyances, en est-il plus apte à mesurer les conséquences de ses choix.
Ce « feu de l’intelligence sans sagesse » pourrait bien le mettre en servitude de ses propres créations, perdant ainsi ce qui est le plus noble en lui, sa précieuse et fragile nature humaine.
Dans la mythologie grecque, l’Hybris ou Hubris était la tentative de l’homme de s’élever au-dessus de sa condition et d’usurper les qualités divines. Hybris était donc synonyme de démesure, de folie des grandeurs et d’arrogance. L’Hybris annonçait toujours une chute à venir ou un destin funeste. La démesure de l’Hybris résidait dans l’intention : l’homme se laisse aller à vouloir être aussi puissant que les dieux, il se rêve maître du monde, ce qui constitue une sorte de délire mégalomaniaque.
On oppose à l’Hybris les qualités telles que la tempérance, la modération, l’humilité, la sérénité ou la sagesse.
Les deux inscriptions gravées sur le fronton du Temple de Delphes étaient : « Connais-toi toi-même » et « Rien de trop » !
Hari Om tat Sat
Jaya Yogācārya
Bibliographie :
– « La guerre des intelligences à l’heure de ChatGPT » de Dr Laurent Alexandre aux éditions JC Lattès
– adaptation et commentaire Jaya Yogācārya
©Centre Jaya de Yoga Vedanta Île de la Réunion & métropole
Remerciements à C. Pellorce pour sa correction